Les applications « rétro »

1. RTRO

L’application pour iPhone RTRO est issue du projet de Moment, un collectif de cinéastes, d’ingénieurs et de designers. Le projet est simple : créer des filtres pour améliorer les souvenirs de photographies analogiques. On remarque une esthétique visuelle qui s’inspire très fortement de Kodak. La signature de l’application RTRO se définit par le fait que les filtres sont créés par des cinéastes, ce qui ajoute un souci de légitimité et d’authenticité au projet.

2. HUJI

L’application Huji s’inspire pour sa part fortement de Fujifilm, par son esthétique aux couleurs vertes criardes.

Le logo de Huji vise à rappeler le design des appareils jetables 400 35 mm de Fujifilm de la fin des années 1990. Le pitch marketing de Huji est assez semblable à celui de RTRO. Il va comme suit : « Huji Cam rend vos moments aussi précieux que les sensations d’un film analogique avec des vieux souvenirs[1]. »

Créée par Manhole, une petite entreprise sud-coréenne, Huji est l’application « rétro » la plus populaire sur le marché aujourd’hui.

Avec Huji, Manhole cherche à rendre l’expérience analogique par voie mimétique : la photographie prise avec Huji vise à répliquer l’action de prendre une photo de manière analogique, c’est-à-dire en maintenant l’appareil à l’horizontal. Ce geste rappelle avec nostalgie l’expérience telle qu’elle se vivait durant les années 1990 avec les appareils jetables Fujifilm à usage unique. Manhole cherche ainsi à recréer un sentiment de rareté et de simplicité, qui touche la pratique manuelle même et le lien à l’appareil photographique.

Sur Huji Cam, le « développement » de la photographie ne se fait qu’en quelques secondes, mais l’aperçu de la scène ressemble de très près aux viseurs des appareils photo des années 1990. L’effet « reflet/fuite de lumière aléatoire » (flare), propre aux caméras jetables, peut également être imité grâce à l’application. Dans le coin, la date « 1998 » est inscrite comme marqueur temporel. Dans les paramètres, il est intéressant de remarquer le choix proposé entre « 1998 » ou « aucune », comme si on demeurait figés à l’aube du tournant du millénaire, éternellement.

Parmi les effets visant à imiter la technologie des appareils jetables FujiFilm des années 1990, on remarque un mode « paysage », des filtres proposant des fuites de lumière, des bords floutés, l’ajout de grain et un viseur de type « point and shoot » sans aperçu d’image préalable.

Dans les années 1990, ces effets ratés échappaient au contrôle du photographe alors qu’aujourd’hui ils sont potentiellement faciles à supprimer ou à ajouter. L’authenticité recréée est ainsi assumée dans toute son artificialité; elle est dirigée vers des consommateurs issus de la tranche d’âge des « milléniaux » qui, ayant grandi avec la popularité des appareils photo numériques, retrouvent le souvenir des albums photos de leur enfance (ou une « impression » de ceux-ci).

3. RAREVISION VHS CAMCORDER LITE. RETRO 80’S CAM

 Rarevision VHS Camcorder est une application qui transforme un téléphone Android en « machine à remonter dans le temps ». La phrase d’accroche est la suivante : « L’application originale VHS CAM et la meilleure application de 1984. » L’année 1984 n’a pas été choisie par hasard, celle-ci représente une année charnière[2] ou, pouvons-nous dire, emblématique de la culture « nostalgique » des années 1980.

À travers un design rappelant les couleurs des vidéocassettes de l’époque, on cherche à attirer des consommateurs nostalgiques de la culture des années 1980.

Pitch marketing : « Nous sommes en 1984, et vous avez un caméscope VHS. Vous en aurez l’impression lorsque vous enregistrerez et enverrez à vos amis de vieilles vidéos rétro à l’allure délabrée. Ils jureront que vous avez construit une machine à remonter le temps : “OMG, comment vous avez filmé ça? »” Se trouve également, au cœur de l’approche marketing de l’application, la phrase suivante : « Créez des vidéos rétro de vos enfants dans le style VHS qui ressemblent à celles de votre enfance. »

Cette volonté de convergence ou d’enchevêtrement des époques est à prendre en compte dans cet exemple : on souhaite créer une fluidité et une hybridité temporelles entre diverses générations et, par le fait même, dissoudre une certaine distance générationnelle qui sépare de façon inaltérable les parents et les enfants. La réalité des enfants peut désormais être vue ou imaginée à travers la nostalgie « esthétisée » des parents qui, quant à eux, se voient eux-mêmes à travers la réalité technologique filtrée et médiée dans laquelle leurs enfants évoluent.

Mais comment expliquer la popularité des filtres « rétro » aujourd’hui ? 

Les filtres rétro, qu’il soit question de RTRO, Huji ou Rarevision (on aurait pu nommer également les applications RetroCam Vintage Photo Filters, 1967, 1998 et Lomograph), brillent par leur popularité (notamment sur des réseaux comme Instagram et TikTok). Ils visent à éveiller la nostalgie d’une époque, par le biais de référents visuels liés à la spécificité technique et esthétique des appareils et des photographies de cette époque. Ces défauts que sont le grain, le flou, les fuites de lumière et les contrastes hyper saturés sont utilisés comme des outils catalyseurs de nostalgie, et l’attrait nostalgique est logiquement décuplé en fonction de la recréation quasi parfaite de ces effets.

Une piste de recherche qu’il serait intéressant d’approfondir est celle de Nathan Jurgenson, qui explique, dans The Faux-Vintage Photo[3], que les médias sociaux mettent en valeur notre expérience du présent comme une documentation déjà passée et/ou consultable dans le futur. Nous vivons aujourd’hui en nous demandant à tout moment si nous devrions archiver tel ou tel moment de notre existence sur les réseaux sociaux, moment que d’autres verront apparaître dans leur futur (mais comme une expérience passée). Jurgenson explique donc ce paradoxe qui lie le passé, le présent et le futur et qui tend à justifier, en quelque sorte, la nostalgie d’un présent « véritable » qui ne serait pas teinté par ces rapports troubles entre le passé et le futur.

Publier une photo « vintage » ou « rétro » revient ainsi à vouloir s’extraire de cette dynamique du « présent », pris entre le passé et le futur, pour l’amener vers l’authenticité « réelle » et concrète d’un passé clairement défini. On souhaite ajouter un surplus d’authenticité… or, les utilisateurs des médiaux sociaux sont bien au courant que cette pratique n’est pas véritablement « authentique ».

Comme l’explicite Mirko Humbert dans son article « The Rise of Faux Vintage Photography (with the Help of Instagram)[4] », les images Instagram commencent à paraître moins authentiques au final que les « vraies » photos numériques.

Notes

[1] Ma traduction.

[2] Voir John Orquiola, « Why Hollywood is obsessed with the year 1984 », Screen Rant, 29 septembre 2019, https://screenrant.com/movies-tv-shows-set-1984-why/. L’année 1984 marque en effet la sortie des films The Terminator (James Cameron), The Karate Kid (John G. Avidsen) et Gremlins (Jerry Goldsmith), films qui sont eux-mêmes aujourd’hui des vecteurs de nostalgie.

[3] Voir Nathan Jurgenson, « The Faux-Vintage Photo: Full Essay (Parts I, II, III) », Cyborgology, 14 mai 2011, https://thesocietypages.org/cyborgology/2011/05/14/the-faux-vintage-photo-full-essay-parts-i-ii-and-iii/.

[4] Mirko Humbert, « The Rise of Faux Vintage Photograph (with the Help of Instagram », Designer Daily, https://www.designer-daily.com/the-rise-of-faux-vintage-photography-with-the-help-of-instagram-28085.