Présentation
Thanks for the Dance est un album posthume de Leonard Cohen paru le 22 novembre 2019. La campagne promotionnelle de l’album (sous forme notamment d’affiches) reposait sur cette photographie Polaroid montrant Leonard Cohen assis sur une chaise, béret sur la tête et canne à la main, fixant la caméra derrière des lunettes de soleil. Le crédit photographique est attribué à Kezban Özcan, assistante personnelle du chanteur à partir du milieu des années 2000. La date de la photographie est inconnue et, selon toute vraisemblance, il ne s’agit pas d’une photo Polaroid, mais plutôt d’un trucage réalisé à partir d’une photographie de Cohen.
Contexte
L’album Thanks for the Dance fut complété par le fils de Leonard Cohen, Adam, après la mort de son père. En partant d’enregistrements de la voix du chanteur lisant des textes de chansons pour la plupart desquels il n’a créé aucune musique, l’album mis sur pied par Adam Cohen est une projection, en large part hypothétique, de ce qu’aurait été un album de Cohen. La photographie, utilisée au cœur de la stratégie promotionnelle du disque, fut reproduite sur des affiches et des panneaux (notamment dans le métro), bien qu’elle ne figure pas sur la couverture du disque lui-même (l’écriture manuscrite du titre est par contre la même). La photo accompagnait le kit promotionnel livré aux journalistes en septembre 2019 et a donc circulé depuis cette date sur les réseaux sociaux.
Cette image peut rappeler l’usage assez répandu de photographies Polaroid comme couvertures de disques ou éléments promotionnels dans la musique pop. On peut mentionner la couverture de l’album de Taylor Swift, 1989, sorti en 2014, qui a été prise avec l’un des premiers prototypes de films du Impossible Project (aujourd’hui Polaroid Originals). Cette photographie Polaroid faisait partie d’une série d’images (65 en tout), contemporaines de la sortie du disque. Ce dernier venait avec un lot de cinq photographies; chacune d’entre elles était accompagnée des paroles d’une des chansons de l’album, le titre de cette dernière inscrit sur le cadre blanc de la photo[1]. Cet appel au Polaroid en 2014 (alors conçu comme largement obsolète, mais opérant un timide retour via la mode de la lomographie), tentait certainement d’évoquer l’authenticité, le refus du trop propre et la création d’un contact intime, direct, unique, avec les fans, en offrant une couleur distincte et la fantasme d’une unicité de l’objet (chaque photographie Polaroid serait unique , par conséquent, chaque fan serait le seul possesseur). La date qui donne son titre à l’album opére également un effet anachronique, entre la présence de la chanteuse de 2014 et ce support photographique qui évoque (on imagine, pour une large part du public) les années 1980. Ce mélange des temps, mobilisé par un support daté, serait une des modalités du rétro contemporain.
Comme pour les Polaroids de Taylor Swift, la photographie de Cohen est accompagnée d’une signature qui opère comme une légende et un commentaire, écrit au feutre sur le cadre blanc de la photo. Par le biais de cette écriture manuscrite, on vient renforcer la présence de la main de l’artiste qui a touché ce que l’on touche.
Un grand nombre d’autres albums de musique présentent des images Polaroid. On peut citer l’exemple du disque de Kendrick Lamaar, Good Kid, M.a.a.d City (2012), paru deux ans avant 1989 de Taylor Swift. Encore une fois, il s’agit de donner accès, sans filtre, à l’intimité, biographique, qui fait de l’œuvre musicale une extension de la vie intime de l’artiste, à laquelle elle donne accès (on suppose qu’il s’agit d’une photo du chanteur alors enfant entouré d’individus dont les yeux barrés de noir suggèrent qu’ils ne veulent pas être reconnus).
Si cette pratique de la couverture d’album Polaroid peut trouver une origine dans la série de photographies réalisées par Yoko Ono, celles qui furent utilisées pour l’album Imagine de John Lennon, il faudrait évidemment distinguer l’usage « moderne » (Polaroid était une novelty en 1970) de l’usage « rétro » de la photographie instantanée que nos exemples contemporains semblent incarner. Une photo Polaroid en 1970 est de son temps (comme la couverture de l’album The Academy in Peril de John Cale, faite de diapositives Kodachrome et conçue par Andy Warhol); alors qu’une photo Polaroid est anachronique en 2016, puisqu’elle évoque le passé tout en étant par le ricochet de l’effet de mode actuelle.
Description et modalités du rétro
La photographie promotionnelle pour Thanks for the Dance condense plusieurs idées. On voit Leonard Cohen, assis, âgé, maigre (à l’image de sa canne, frêle), les yeux fixés sur nous par le truchement de l’objectif. Peut-être s’agit-il d’une des dernières séances photos à laquelle il s’est prêté. La photographe est son assistante personnelle, qui le prenait régulièrement en photo (cf. la couverture de Old Ideas, son album de 2012).
Même s’il s’agit d’un faux Polaroid (rentrant dès lors dans la catégorie du faux vintage), on peut dire que la photographie produit plusieurs choses : une photographie Polaroid fait « âgé » (avec l’anomalie du noir et blanc), elle a un caractère old fashioned (Old Ideas date de 2012), elle s’est usée au fil du passage du temps; elle nous donne aussi accès à une part intime, comme un message privé venant du chanteur. Le Polaroid peut être aussi la métaphore de quelque chose qui ne s’est jamais démodé, qui a toujours – et surtout récemment – fait retour, quand on ne l’attendait pas (comme Cohen disons, et ce disque en particulier).
L’usure, marque du temps visible sur le papier, peut intriguer : elle évoque une photo de famille redécouverte, elle fait penser à une image qu’on aurait oublié au fond d’un tiroir et qui est d’autant plus poignante que la personne sur la photo est entretemps décédée. Le paradoxe est que cette photo n’est pas « vieille », le chanteur (vieux sur la photo) est mort depuis peu (la photo n’aurait donc pas techniquement eu le temps de vieillir). L’adresse au public, Thanks for the Dance, le regard caméra et l’instantanéité supposée du Polaroid créent donc l’effet fantomatique d’une prise de vue captée d’outre-tombe. Cette photo nous parle, au présent, depuis un autre temps, un autre lieu (c’est un peu l’aura et le sujet du disque). Une part de l’inquiétante étrangeté/familiarité liée à la nostalgie apparait incarnée par cette photographie bricolée.
Réception
Il existe peu de traces de la réception de la photographie de Thanks for the Dance, si ce n’est un témoignage publié sur un blog dédié à l’œuvre de Cohen. Dans celui-ci, deux fans débattent de l’authenticité du Polaroid et en concluent qu’il s’agit probablement d’un faux réalisé sur Photoshop.
Notes
[1] Lisa Hiser, « See all of Taylor Swift’s 1989 Polaroids », 27 octobre 2014, https://www.shineon-media.com/2014/10/27/see-all-65-of-taylor-swifts-1989-polaroids/ La popularité de la couverture de l’album de Swift a entraîné une mode de « recréation » par des amateurs : voir « Turn your photo into a Polaroid or Taylor Swift’s 1989 cover album », https://blog.mellylee.com/2014/11/taylor-swift-1989/#.YgA6By3pMWo.
Références
Ben Hewitt, “Thanks for the Dance” (review), Pitchfork, 2019, https://pitchfork.com/reviews/albums/leonard-cohen-thanks-for-the-dance/.
Will Hermes, « Leonard Cohen’s Profound “Thanks for the Dance” Is a Posthumous Grace Note », Rolling Stones, 2019, https://www.rollingstone.com/music/music-album-reviews/leonard-thanks-for-the-dance-916417/.