Présentation
CineGrain[1] est un « leader » dans l’industrie du « film look », basé à Santa Monica en Californie. La compagnie offre depuis 2011 à ses clients une gamme de produits numériques de haute qualité et souvent extrêmement dispendieux qui permettent de simuler artificiellement la patine des pellicules 35 mm, Super 8 ou 16 mm (souvent discontinuées) et des effets relevant de ce qui étaient « normalement » des « accidents » du support engendrés au moment du tournage ou de la projection : égratignures, flares de lumière, grains, autant de manières de transformer le « temps » de l’image.
Description et contexte
La vidéo promotionnelle qui accueille les visiteurs du site et qui présente la gamme des collections d’effets de postproduction offertes par la compagnie est extrêmement loquace. Sur des images de pellicule qui sautent, clignotent, se déchirent et présentent des types de grains du plus gros au plus fin, un pianotement sur lequel enchaînera un chœur d’enfants accompagne, sautillant et joyeux, en voix off, une voix féminine à l’accent légèrement british, qui récite le texte suivant :
[Super 8 mm] Made from the home movie machines of our grandparents, the Super 8 collection has the most grain. Perfect for those summer days, and summer haze videos. A true vintage classic. [Dirts and scratches] Dirty and gritty, a film collection worn by time and too many projector changes. Here’s the sought after look of the messed up and the scratched up, the tattered and the shovelled. Broken has never looked so beautiful. [16 mm] From French New Wave to Jacques Cousteau’s underwater adventures, our 16 mm grain is bought from the film stock of your favourite low budget art house films. A custom selection from the twentieth century’s best. [Looks] Custom made by leading post-house professionals, these are the pro’s favourite settings. Combining multiple collections and years of experience for the perfect vibe. A great place to start off, rely on or explore. You asked for it, here it is. [35 mm] The 35 mm grain library is our finest and most subtle grain. Silky emulsion with a smooth lookup. The grain of the precise professional. Quality film stock for quality projects. [Flash frames] Mark Twain said the greatest inventor is an accident. Flash frames is a collection of strange light leaks, strobes and flashes caused by equipment problems. With artistic editing, they’ll be turned into topnotch creative invention. [Head and Tail Leader] Nothing says film like the old classic head leader. Dig into this collection if you want to bookend your project with some film strip magic. [Specialty Lens Flares] Witness our collection of proprietary lenses to create totally unique lens flares. The secret, in the mechanized lenses and special blend of glass and material that distort in all new ways. Subtle, exotic and great. CINEGRAIN.
Cette vidéo mériterait une analyse fine et élaborée, pour décrire l’abolition de toute distance critique quant au paradoxe du produit ainsi que de l’imaginaire esthétique, historique et technique du cinéma – pour ne pas dire la vision du monde, du réel et de l’art – qui sous-tend les activités de l’entreprise qui, quant à elle, affiche fièrement une liste de compagnies prestigieuses qui utilisent ses services, depuis les grandes chaînes de télé (NBC, ABC, ESPN, HBO) aux grands studios (Universal, Warner Bros.), aux compagnies comme Nike, Coca-Cola, Budweiser, Diesel, Chevrolet, Google, ARRI. Le plus frappant dans cette vidéo est sûrement la récupération totalement décomplexée (que nous avions déjà vue dans des films comme Se7en de Fincher, dans nombre de vidéoclips) des procédés de l’avant-garde du cinéma expérimental, moderne et de répertoire (dans le jargon anglais, art house films)[2]. La sociologie et les repères esthétiques du produit sont aussi étonnantes : le Super 8 est le grain qui évoque les appareils amateurs de nos grands-parents; ceci en dit long sur l’âge moyen de ceux que l’on cherche à solliciter. On voit par ailleurs mal en quoi les films de la Nouvelle Vague et les documentaires de Jacques-Yves Cousteau partagent une même définition de low budget art house film (si ce n’est qu’ils sont en langue française et participent, aux yeux des Américains, du même paradigme culturel et visuel). La vidéo de CineGrain propose aussi une trajectoire vers un raffinement (au senslittéral) de plus en plus grand. Du gros grain un peu frustre du Super 8 de nos grands-parents, en passant par la Nouvelle Vague et les aventures de Cousteau, on arrive peu à peu à la soie professionnelle du 35 mm, pour enfin aboutir à Mark Twain et aux épiphanies de lumière quasi-mystique des flares malickiens. Cette gradation se répercute aussi dans la gamme des prix : la suite « amateur » coûte autour de 299 $, alors que, en 2015, la collection professionnelle coûtait 2999 $ (elle coûte, en 2022, 999 $) et couvre l’ensemble des suites offertes par la compagnie.
Il faudrait pouvoir décrire la temporalité propre à ces images (et l’imaginaire historique qui les informe). CineGrain offre par exemple un éventail de filtres aux noms évocateursqui renvoient encore là de loin en loin à un certain type d’expérience d’images marginales, non institutionnelles : le film de famille, le film éducatif, le cinéma expérimental, le documentaire militant, avec des noms de filtres tels que « 60’s Summer Fun », « Fifties Educational films », « Jaques_Custeau » (sic), « Roswell », « Woodstock 1969 », « Xmas 55 », « Zapruder_film », « Grandmas Attic », « Hand crank », mais aussi des gammes de filtres qui simulent le grain de la pellicule du Super 8 au 35 mm, du 100D au 500T. Il y a là une récupération, par la bande, d’un imaginaire de l’obsolète, qui participe très certainement à un ensemble d’autres phénomènes contemporains, et à une industrie névrotique du passé, témoignant d’un temps totalement disjoint. Ce travestissement des images numériques vise un résultat à la fois anachronique (on veut donner l’allure du passé) tout en étant pleinement de son temps (c’est une certaine vision du passé produite depuis le numérique), exploitant au maximum les propriétés infinies de simulation du numérique. L’effet produit est en même temps, aussi, hors du temps : « timeless », éternel, anhistorique (le filtre Zapruder renvoie moins à l’assassinat de Kennedy en 1963 filmé par Zapruder qu’à un type de grain, de lumière, de « définition du réel », hors du temps historique). La chose se complique lorsqu’on constate que ce qui est perçu comme « timeless » a les attributs des images d’une époque historique bien déterminée, celle des années 1950 à 1970. La raison est simple : c’est à cette époque que l’on assiste à l’explosion des formats amateurs (du Super 8 au Polaroid) qui transformera totalement la relation d’intimité et de proximité avec la production des images, les inscrivant en force dans le domaine du domestique, du familier, mais aussi du souvenir matérialisé (le « Kodak moment » consiste précisément à faire durer éternellement un moment que la mémoire pourrait échapper).
Notes
[1] Je tiens à remercier Charles-André Coderre qui, il y a plusieurs années, m’a parlé de cette compagnie. Nous avons cru, tous les deux, qu’il s’agissait d’une blague avant de se rendre peu à peu à l’évidence.
[2] On retrouve une même récupération de l’esthétique du cinéma expérimental et du low fi dans nombre d’autres produits ou sites, comme le site Film Looks (filmlooks.com) qui propose des « authentic film scans for digital artists » et une gamme de filtres et d’effets qui feraient frémir des cinéastes qui s’évertuent encore aujourd’hui à produire ces effets sur pellicule : on y fait la promotion de « Film Grain, Dirts and Scratches, Old Film Effects, Grunge Effects, Grindhouse looks », avec des collection de « Bleached film », « Film Burn Collection », « Paint on film collection ».