Ce qui m’intéresse plus particulièrement, au sujet de la mise en ligne de magazines, c’est le traitement du format papier. Dans le cadre de mes recherches sur la critique de jeux vidéo, j’étudie la transposition de l’objet tangible (le magazine papier) vers l’objet numérique (du texte et/ou des images sur un écran). Les moyens de consultation d’un même contenu mettent en place des usages et des manières d’aborder les magazines qui diffèrent les uns des autres. J’ai remarqué que je ne cherche pas les mêmes types d’informations, dépendamment de la méthode de consultation que je sélectionne.
Pour faire une courte analyse comparative, je me base sur trois projets de grande envergure. Il s’agit d’efforts de préservation de magazines, plus particulièrement par l’entremise de trois sites web d’une importance capitale pour l’étude des jeux vidéo et des nouvelles technologies, soit Abandonware-Magazines (2002-présent), RetroMags (2001?-présent[1]) et Internet Archive (1996-présent). Il est important de préciser que, dans ces trois cas, les magazines numérisés proviennent principalement de collections personnelles dont les fichiers partagés sont souvent mis en ligne par des personnes non rémunérées.
Abandonware-Magazines
Ce collectif francophone rassemble plusieurs milliers de magazines numérisés en format JPEG, en plus de fichiers images et de contenus divers provenant de disquettes, de CD-ROM et de DVD-ROM qui étaient distribués comme bonus aux textes composant les revues (actualités, couverture d’événement, palmarès, critiques, publicités, entrevues, guides de jeux, etc.). Les titres référencés ont été publiés en langue française en France, en Belgique et en Suisse entre les années 1930 (avec des revues sur les radios et l’électronique[2]) et aujourd’hui (corpus composé de titres spécialisés en jeu vidéo). Dans les pages principales de ces différentes revues, on retrouve quelques témoignages et des entretiens avec certains acteurs de ces publications. Plusieurs utilisateurs du site mentionnent qu’ils sont nostalgiques des magazines sur support papier de cette époque. Les chercheurs Boris Krywicki, Björn-Olav Dozo et Colin Sidre (pour n’en nommer que trois) appuient leurs recherches historiques à partir des fichiers mis en ligne sur Abandonware-Magazines.
En plus des archives téléchargeables en format ZIP (qui réunissent les JPEG), il est possible de consulter les magazines directement sur le site web (ce que nous pouvons observer dans l’image ci-dessus). Les images n’ont pas été décryptées à l’aide d’un outil de reconnaissance optique des caractères (ORC ou OCR), ce qui limite les options de recherche[3]. À ce jour, aucun index complet des textes précédemment publiés existe. Il va sans dire qu’une organisation différente des fichiers, l’ajout de métadonnées[4] et la recherche par mots-clés dans les images changeraient la manière d’aborder les archives numériques de ces publications originalement imprimées sur support papier.
RetroMags
Ce site est un hybride entre un wiki et un forum en ligne dédié aux magazines (tous types de pays confondus). En plus de mettre à disposition des publications numérisées (magazines, catalogues, guides de jeux…), les utilisateurs répertorient l’ensemble des publications sur les jeux vidéo (même s’il n’y a pas de copie numérisée disponible pour le téléchargement). Tout comme Abandonware-Magazines, RetroMags respecte une période de prescription de 10 à 15 ans avant la numérisation et la mise en ligne d’un magazine. Le statut d’un titre (actif ou non) influence aussi la disponibilité des documents. Le projet ne se limite pas à un ensemble de pays ou à une langue. Toutefois, la majorité des publications recensées sont nord-américaines et anglophones.
Point notable : les fichiers sont uniquement disponibles en format CBZ (diminutif de Comic Book Zip). Il s’agit de fichiers images qui peuvent être lus par des logiciels spécifiques, tel que ComicRack, qui permettent de faire défiler les pages, de documenter (à l’aide de métadonnées) les divers livres de collections numériques (à la page près), etc. C’est donc assez similaire au logiciel Acrobat Reader DC (pour ne nommer que cet exemple de lecteur de fichiers PDF).
Internet Archive
Il est difficile de passer à côté de ce site web alimenté à la fois par le personnel derrière le projet, par les universités et les bibliothèques publiques qui font appel aux services de numérisation et d’hébergement, ainsi que par des utilisateurs qui y téléversent toutes sortes de fichiers (images, vidéos, sons, logiciels…). Dépendamment de l’acteur qui met en ligne les fichiers de métadonnées des objets numériques, il est possible de trier assez aisément les collections, de faire de l’exportation de listes, etc. La recherche avancée (une option parmi d’autres) permet, quant à elle, de repérer des documents en fonction de transcriptions textuelles brutes ou de certaines fiches présentant différentes versions d’un même objet (archives ZIP, transcriptions TXT, PDF, PDF océrisés, etc.).
Les documents sont classés en fonction de collections. Une de ces grandes collections de fichiers se nomme « The Magazine Rack ». Elle présente différentes sous-collections associées aux jeux vidéo et aux nouvelles technologies informatiques. Plusieurs des fichiers numérisés proviennent du site web RetroMags[5] et d’autres répertoires en ligne (A/N/N/A/R/C/H/I/V/E, Computer Gaming World Museum, Digital Press, etc.)[6].
Ce qui différencie Internet Archive des deux autres sites web, outre la facilité de téléchargement et les divers formats de fichier qu’il offre, c’est son « lecteur » intégré qui s’adapte aux types de fichiers à afficher. Ce lecteur invoque le logiciel BookReader qui permet de consulter les fichiers numérisés en « tournant » ou en « feuilletant » ses pages, comme il est possible de le faire avec un magazine physique en mouillant son index pour mieux saisir le papier.
La recherche par mots-clés permet également de repérer, à l’instar d’un index interactif, la présence de mots précis à l’intérieur des pages numérisées. Le lecteur affiche alors, sur la glissière et en marge de l’affichage des pages, les résultats de la recherche, en plus de surligner les passages correspondants.
Le papier dans tout ça?
Le comparatif que nous venons d’offrir entre les fichiers numérisés et les magazines papier originaux fait ressortir des distorsions que l’on ne peut pas deviner en consultant uniquement les archives en ligne. Par exemple, la numérisation d’encarts ou de pages aux formats particuliers tend à effacer leurs caractéristiques matérielles d’origine. Il est difficile alors de les distinguer des autres contenus ou de connaître la place qu’ils occupaient physiquement dans les revues.
L’ordre des pages (qui n’est alors souvent pas le même dans les fichiers disponibles en ligne) et la deuxième de couverture rabattable représentent deux éléments qui s’expriment difficilement par la succession des images – et ce, peu importe si le fichier est consulté dans le lecteur d’Internet Archive, Adobe Acrobat Reader ou en ouvrant directement l’archive de fichiers JP2.
La texture du papier est aussi difficilement transposable à l’écran. En consultant divers magazines physiques, on se rend compte, par exemple, que les éditeurs n’utilisent pas tous le même type de papier glacé. Possiblement pour réduire les coûts d’impression, certains vont plutôt mixer les types de papier, créant une sorte de hiérarchie au sein du magazine (un contenu qui vaut la peine d’être imprimé sur du beau papier se distinguera des autres contenus qui, eux, sont imprimés sur du papier cartonné ou journal). On se rend compte également que le travail de la couleur dans les fichiers numériques est généralement décevant. Les logiciels de traitement des images sursaturent ou changent les teintes des images originales. Les encarts détachables sont traités comme d’autres pages dans les fichiers numériques. Et puis, effet peut-être en voie de disparition, le feuilletage des magazines crée du bruit dans l’espace de lecture, contrairement aux fichiers numériques. On m’a ainsi déjà jeté des regards noirs à la Bibliothèque des lettres et sciences humaines de l’Université de Montréal. En somme, la manière de consulter un magazine selon ses propriétés logicielles ou matérielles (imprimées) fait émerger des usages différents.
Notes
[1] Comme bien des projets mis en ligne, il est difficile d’affirmer avec exactitude la date de fondation ou de démarrage de ce site web. Les plus vieilles archives disponibles sur la Wayback Machine pour le site RetroMags datent de 2004 et mentionnent sur la page d’accueil qu’il y a une refonte du site web en novembre 2001.
[2] Il va sans dire que le format de distribution des bonus de magazines (cassette audio et disquette, VHS, CD-ROM ou DVD) va de pair avec la période d’exploitation de ces supports. Par exemple, on ne retrouve pas de DVD dans les années 1930 en marge d’articles sur les radios.
[3] Retro Magazine Search, un outil de recherche par mots-clés, avait été mis sur pied par Marc-Aurélien Chardine en 2021. Au moment de la révision de la présente fiche (6 août 2022), le moteur de recherche et le site web étaient indisponibles.
[4] En recoupant les informations disponibles sur Abandonware-Magazines avec celles publiées dans les catalogues des bibliothèques nationales (de France, de la Suisse ou de la Belgique), on se rend compte qu’il y a plusieurs vides à combler, ne serait-ce que pour connaitre le nombre de publications pour un titre donné, ainsi que les dates d’activités (année de début et de fin de publication).
[5] RetroMags a perdu une partie de ses fichiers, en 2012, lorsque son hébergeur MegaUpload fut fermé sans préavis suite à une décision juridique prise aux États-Unis. Voir E-Day, « MegaUploads Shut Down, 99 % of Retromags Collection Unavailable », RetroMags, 19 janvier 2012, https://www.retromags.com/forums/topic/7018-megauploads-shut-down-99-of-retromags-collection-unavailable/.
[6] À force de consulter les fichiers, on finit par reconnaître les artéfacts (la patine en quelque sorte) des différents objets numérisés.