Présentation

Cette fiche présente la survivance du dernier Blockbuster telle que présentée dans le documentaire The Last Blockbuster (2020) ainsi que son réinvestissment à travers une panoplie d’objets : une séquence de la série Everything sucks!, un jeu de société, un séjour Airbnb. Ces objets témoignent des tactiques rétro que déploient leurs créateurs.

The Last Blockbuster

À son apogée, en 2004, la chaîne de location de films Blockbuster comptait quelque 9000 succursales à travers l’Amérique du Nord et ailleurs dans le monde. En 2010, Blockbuster fait faillite et se fait racheter en 2011; en 2019, toutes les succursales étaient fermées hormis une, à Bend (Oregon). La figure de la franchise locale et de ses propriétaires qui reconnaissent les clients assidus a donné lieu à celle de l’irréductible succursale, et qui survit envers et contre tous grâce à la capitalisation de son potentiel nostalgique :

After successfully operating their locally owned video stores for 10 years, the Tisher’s, along with their partners, Debbie’s parents, Larry and Berniece Doan made the decision to become a Blockbuster franchise in June of 2000. This was the beginning of our Blockbuster Story: how a small business, thru stubborn determination and a bit of pure luck, has been able to operate in the chaos of an ever changing home video world[1].

La franchise familiale se fait ici (et non sans ironie) une figure de résistance au capitalisme (qu’incarneraient Amazon et Netflix[2]) et pour laquelle la nostalgie est une arme de survie.

Cette nostalgie est largement abordée dans le documentaire The Last Blockbuster (2020), qui rassemble et explicite plusieurs aspects de ce phénomène et que mettent en scène les clients comme les propriétaires du dernier Blockbuster, celui de Bend en Oregon (l’État proclamé du quirky : « Keep Portland weird[3] »). On y suit la propriétaire, Sandi Harding, et sa famille au moment où ils tentent de garder vivant le dernier bastion de la chaîne. Plusieurs intervenants (la propriétaire, un critique de film, des acteurs peu connus, des cinéphiles, etc.) livrent leur témoignage sur la (quasi) défunte chaîne de location de films. C’est en des termes clairs d’ailleurs que des clients expriment la nostalgie qui les poussent à ré-adopter Blockbuster, à réintroduire cette chaîne (si on peut désormais l’appeler ainsi) dans leur vie quotidienne : il s’agit essentiellement d’un goût pour l’espace communal qu’elle incarne ainsi que la matérialité des films loués et du lieu (« I miss the physical »).

Plusieurs filons en découlent et sont explorés à travers leurs paroles, qui offrent un pendant positif du numérique (négatif). Concernant l’espace lui-même, un des segments explicite l’odeur des Blockbuster, un mélange de pop-corn Orville Redenbacher, de moquette, de plastique brûlé et de « dusty media ». « The smell of a blockbuster video is… absolutely… I can smell it right now… the blue carpet, the yellow walls… I can smell it. »; « I miss that smell… they should make an air freshener that smells like it. », évoque un autre. (Il existe bel et bien des chandelles Blockbuster : « Make movie nights feel a little extra special by setting the mood with this Blockbuster Video Store scented candle. It features a nostalgic scent reminiscent of dusty carpet and buttered popcorn and will last anywhere from 30 to 50 hours[4]. ») Ce manque est alors marqué pour un espace physique et ce que cela implique de senteurs, de couleurs, de sons, mais également pour la sociabilité qu’il sous-tend. Par exemple, on parle de la propriétaire comme une « Blockbuster mom » qui connaît son quartier et qui participe à sa vie sociale. Blockbuster se fait ici un espace communautaire, un endroit où les couples se forment dans le va-et-vient des allées (un intervant dit qu’aller au Blockbuster était « the foreplay of the evening ». And they say romance is dead); un lieu où l’on déambule sans rien acheter, ni louer, mais pour le simple plaisir de regarder et de découvrir la multiplicité des films de ce monde. Certains films n’existant que sous format VHS ou DVD, Blockbuster se fait, telles les bibliothèques, une sorte de dépositaire de la culture cinématographique : « There’s this peace when you walk in »; « They’re archives »; « some movies only exist in VHS. »

D’ailleurs, et à l’instar des libraires ou des bibliothécaires, un des aspects marquants de Blockbuster est celui des relations entre les employés et les clients, dans lesquelles les premiers ont un rapport de supériorité avec les secondes : ils connaissent les films, savent ce qui est bon et ce qui ne l’est pas. Là, les canons cinématographiques se forment, des hiérarchies de goût se tissent à travers les liens que permettent les Blockbuster : « The cool thing was being the arbiter of other people’s taste. Let them know you picked something cool », nous dit un des employés du dernier Blockbuster.

Les boîtiers des films eux-mêmes portent les marques des clients précédents qui les ont loués, et ces dernières incitent à imaginer des connexions entre tous ces clients cinéphiles (certains desquels auront eu l’amabilité de rembobiner les VHS). Plus encore, ces boîtiers sont un rappel d’une époque où les choses étaient tangibles, et le son de leur ouverture devient pour certains une sorte de madeleine proustienne (« Kids don’t have this magic anymore ») : « Just to know it’s a heavy object […] that it’s a physical object that has limitations it makes it more precious », dit un client. Dans le documentaire, la tangibilité des choses est exacerbée, leur matérialité est soulignée. On nous raconte ainsi des anecdotes et des histoires au sujet des outils d’entretien ménager du Blockbuster, tandis que des morceaux de costumes ayant appartenu à Russell Crowe (dont le jockstrap en cuir qu’il porta pour Cinderella Man) furent donnés à Sandi pour qu’elle les expose et attire ainsi plus de clients; d’ailleurs, Sandi confectionne même des beanies à la main pour les vendre en ligne. Tous les objets ont une histoire dans ce Blockbuster, et ce sont non seulement les employés, mais les objets aussi qui nous offrent « something else—a relationship or an experience ». Ils connectent entre eux les inconnus, la « Blockbuster mom » et ses clients, les petites gens et les grandes vedettes.

Les liens sociaux et les lieux comme les objets qui les rendent possibles sont essentiellement ce qui différencierait Blockbuster de, disons, Netflix, qui est par opposition immatériel, informatisé, impersonnel. Dans ce rôle, Netflix assume le rôle de la « méchante » corporation qui vient défaire le modèle de la petite entreprise tenue par « mom and pop » survivant envers et contre tous. Pourtant, comme le rappelle le documentaire, il s’agit d’un revirement ironique de l’histoire, puisque Blockbuster avait en premier sonné le glas du modèle des boutiques de location familiales. À l’époque où il survient, Blockbuster était le premier club vidéo à demeurer ouvert jusqu’à minuit, où l’on se procurait les films en libre-service, où les primeurs étaient disponibles en plus de 100 copies (plutôt que seulement 3, par exemple), où les comptes clients étaient tenus via des ordinateurs. Renversement ironique donc mais aussi cyclique : l’entreprise dominante d’hier fait faillite et laisse la place à celles de demain. Comme le dit Sandi, « I guess we’re last […] and I don’t know what that means[5]. »

Cette possible fin des Blockbuster devient alors le signal de la fin d’une époque, d’un modèle d’affaires et des socialités qu’il sous-tendait : « It is truly the last standing bastion of a bygone era that at its peak was as big as anything », comme l’exprime un des clients du Blockbuster de Bend. Aussi, et outre le plaisir visuel (et apparemment olfactif) que procurent les Blockbuster, en fin de compte, « I[t is] something bigger than DVDs [that is] at stake here. » Le rattachement et l’exacerbation du tangible sont une ici une des formes que revêt la réticence et la résistance au digital. Certains propos étonnent, toutefois, à l’exemple de celui comparant accidentellement les employés des Blockbuster aux algorithmes : « You have to have a human being who knows what kind of person you are, who watches you walk in […] that knows what you’re gonna like. You’re not gonna get that from anything else ». Malgré le parallèle que ce commentaire nous invite à faire, les clients refusent de capituler face aux nouveaux modèles de location dont nous disposons aujourd’hui comme ils refusent leurs adieux au dernier Blockbuster, comme s’il incarnait les dernières étincelles d’un monde d’avant le numérique : « [Blockbuster keeps the] fires of that sentimental nostalgic memory like, burning[6]. »

Description et modalités du rétro

On assiste donc à trois formes du rétro dans les exploitations récentes et les mises en valeur de Blockbuster. D’une part, et de manière plus importante, on voit une reprise (ou un maintien) à l’identique de l’identité visuelle de la (défunte) chaîne de location. Une recension de l’expérience Airbnb détaille son séjour de la manière suivante :

I don’t think I need to reiterate just how special of an experience this was… I was beyond ecstatic to have the opportunity to be locked in a Blockbuster for an entire evening, and we felt like we were home. Walking through the aisles, pointing out all of the films that brought back the memories… It was an experience from the moment we walked in. Every detail was exquisite, from the decor to the snacks and drinks. A wardrobe straight from an episode of Clarissa Explains it All, a living room that took me back to ’92, marathoning Wild & Crazy Kids, thinking of how the young version of myself would react if I could say that in the future, you will be able to be alone in a Blockbuster with all the video games, movies, and snacks you could want…[7]

Un journal en ligne présentait ainsi une visite au Blockbuster de Bend comme « the Ultimate ‘90s Immersive Experience » et, comme il a été décrit plus tôt, plusieurs clients exprimaient l’attrait que présente la boutique, le plaisir de revoir et de (re)sentir à nouveau un Blockbuster. Le fait qu’il n’ait pas été rénové depuis 2006, à l’apogée de la corporation, contribue à en faire une capsule temporelle pour certains. Il vaut la peine de citer plus longuement le reportage :

It’s frozen in time with popcorn ceilings and yellow walls […] Movie-lovers browse the aisles. There are employee recommendations shelves, and an actual person to seek opinions from instead of an algorithm. […] This is a story about time travel. The Bend Blockbuster is an actual vestige of time past, and a virtual time machine[8].

À partir de ces « ruines » de la cinéphilie, la propriétaire a transformé temporairement le Blockbuster en Airbnb pour trois nuits en 2020. Le séjour se propose d’être une véritable expérience, celle de revivre « the bygone Friday night tradition just as we remember it », celle des sleepovers et auxquels on aura songé avec nostalgie pendant la pandémie. Il s’agit là d’un séjour qui tient à la fois de la reprise matérielle partielle et qui puise la force de son attraction sur sa thématisation rétro. D’un côté, on reprend tous les éléments évocateurs des années 1990 pour recréer à la fois l’expérience comme l’idée du sleepover : les films de cette décennie certes, mais les collations (des Raisins et des Nerds) et les jeux (Mario Kart 64), les VHS et les rollerblades, l’ammeublement même de l’espace a été fait « for you to cozy up with “new releases” from the ‘90s », pour retrouver l’excitation de l’époque : « When you call dibs on this stay, you’re booking a night back in the ’90s, but this time you won’t have to beg your parents to rent the latest horror flick—we’ll give you the keys to the entire store![9] » Une des recensions de l’expérience Airbnb décrit d’ailleurs l’endroit ainsi : « They had the Blockbuster all decked out in 90s theme to the max! » Le renvoi au rétro en est ici un qui puise dans le réemploi d’une chaîne emblématique des années 1990 et 2000, mais également dans l’association entre les films et jeux de l’époque, et l’évocation d’un passé plus simple et peut-être meilleur. « As the last standing location in the world, our Blockbuster store is an ode to movie magic, simpler times and the sense of community that could once be found in Blockbuster locations around the world[10]. »

D’autre part, un jeu de société (totalement analogique) mis en vente par Big Potato nous montre une autre modalité du rétro. Il opère à l’intersection de la thématisation rétro et cette fois non de la reprise mais bien de l’évocation matérielle de l’univers de Blockbuster. Il s’agit d’un jeu de cartes opposant deux équipes et dont le but est de faire deviner à ses partenaires le nom d’un film présent sur l’une des cartes que l’on aura pigée, et ce, en plusieurs tours. Le but est de récolter au total huit cartes-catégories (en forme de VHS) le plus rapidement possible. La thématisation du rétro dans la commercialisation du jeu Blockbuster est évidente : « The golden age of video rentals is back! » La prémisse du jeu lui-même est basée sur l’existence d’un canon de films classiques à connaître et que le personnel est fier de nous avoir appris; des films que l’on peut évoquer par le mime ou par une citation célèbre, et qu’on aura connus préférablement en allant les louer. L’évocation matérielle prend la forme du plateau de jeu (qui a l’apparence d’un stationnement de Blockbuster) et, plus évocateur encore, le boîtier qui imite celui d’un boîtier VHS, qui sert, sous la forme d’un skeuomorphe, de commentaire autoréflexif sur le jeu lui-même : « Step back in the ‘90s: bring back the golden era of video rentals with a movie game for teenagers and adults alike[11] », nous incitent les créateurs du jeu.

« And help yourself to some Nerds, Raisinets and popcorn (heavy on the butter), but make sure you save room for a couple slices », nous invitait Sandi sur la page de location de son Airbnb. Peut-être y a-t-il un appel au rétro dans l’idée de la soirée de films loués à son Blockbuster et la pizza : en effet, c’est vers Blockbuster que se tourne le restaurant Fugazzi Pizza pour la conception des affiches annonçant son ouverture dans le Mile-End (sur Saint-Laurent, entre Saint-Viateur et Fairmount), qui reprennent presque intégralement l’identité visuelle de Blockbuster. Même le slogan « Wow! What a difference! » d’une annonce de 1992 de Blockbuster est ici repris. On voit ici une preuve de la polyvalence et de l’attrait de l’identité visuelle de Blockbuster, remarquable et mémorable.

De manière bien plus précise, d’autres objets utilisent Blockbuster pour imaginer ou recréer les années 1990, lorsqu’elles n’étaient pas rétro. Un exemple parfait de cela est le huitième épisode (« I wanna be everybody ») de la série Everything Sucks! (2018, Netflix), qui tourne autour de quatre personnages (un peu losers, il faut l’avouer) dans une école secondaire de Boring (également en Oregon), en 1996, et qui font partie du « club audiovisuel », chargé de diffuser des nouvelles pour l’école en dehors des journaux papier. Dans cet épisode, on apprend que le père absent de l’un des personnages, ayant failli à percer le monde du show-business, travaille dans un Blockbuster de Los Angeles. Une scène montre d’ailleurs le père en train de conseiller un client afin qu’il choisisse un bon film (From Dusk Till Dawn devient ici un « good vampire flick ») et, par là-même, nous offre une séquence où il tente d’établir une connexion avec ses clients (velléité dont on lit aisément le sens : pour pallier l’absence du fils laissé derrière). On voit ici peut-être moins une thématisation qu’une reconstitution ou une reprise visuelle de l’univers de Blockbuster et des liens sociaux qui le marquaient, notamment à travers la figure décrite dans le documentaire The Last Blockbuster, celle du commis qui connait son inventaire et qui se pose en tant que prescripteur des bons films et comme proscripteur des mauvais.

En fin de compte, l’identité et l’univers Blockbuster sont exploités à travers tous ses angles, du matériel au visuel en passant par le social. Les codes qui le marquent incitent à des reprises en tout genre, qu’elles soient associatives et peut-être génériques (comme dans le cas de Fugazzi) ou précises et dans une logique de la reconstitution (comme dans le cas de l’épisode de Everything Sucks!). Dans tous les cas, il y a un désir apparent de reconstruire ce modèle qui incarne pour beaucoup les années 1990 (les pantalons kaki et l’odeur de moquette, visiblement) ainsi qu’une nostalgie pour un temps plus simple, où les algorithmes étaient humains.

Notes

[1] On pourra lire l’histoire de la famille de Ken et Debbie Tisher, propriétaires du dernier Blockbuster, sur leur site eb : https://bendblockbuster.com/about/. Je souligne.

[2] On pourra voir le documentaire The Last Blockbuster (2020) à ce sujet.

[3] https://web.archive.org/web/20110831055906/http://www.keepportlandweird.com/index.html

[4] https://www.thisiswhyimbroke.com/blockbuster-video-store-scented-candle/

[5] On citera ici un extrait d’un reportage sur le dernier Blockbuster : « This is a story about community. It’s strange, rooting for a company that originally shut down mom and pop video stores on its way up. But these days, the last Blockbuster resembles those indie shops more than its corporate owner, Dish Network, which holds the Blockbuster license. The store itself is still owned by original franchise-owner Ken Tisher. For Harding, it’s a family affair: her kids paid their dues behind the counter, and even her mom is now employed there. » Voir https://www.thrillist.com/travel/nation/last-blockbuster-immersive-experience.

[6] Une des recensions de l’expérience Airbnb de Blockbuster écrivait:  « They may take our lives, but they’ll never… TAKE OUR LAST BLOCKBUSTER… WOW! What an amazing trip back in time! »

[7] https://www.airbnb.ca/rooms/44577127?source_impression_id=p3_1663864887_wBahjgVzWQ4Q%2FgyV

[8] https://www.thrillist.com/travel/nation/last-blockbuster-immersive-experience. Je souligne.

[9] https://www.airbnb.ca/rooms/44577127?source_impression_id=p3_1663864887_wBahjgVzWQ4Q%2FgyV

[10] https://www.airbnb.ca/rooms/44577127?source_impression_id=p3_1663864887_wBahjgVzWQ4Q%2FgyV

[11] https://www.chapters.indigo.ca/en-ca/toys/the-blockbuster-game/778988573945-item.html