Perméabilité temporelle et brand nostalgique dans l’imaginaire musical de Lana Del Rey

Depuis ses débuts dans le monde de la musique, l’auteure-compositrice-interprète Lana Del Rey cultive dans ses clips et au sein de l’univers marketing qui l’entoure une esthétique qu’on pourrait qualifier de brand rétro (ou de brand nostalgique). Cette esthétique entremêle des effets visuels reliés au rétro, à la nostalgie, au vintage ainsi qu’aux traditions Americana, et traite de relations au passé américain et à l’American Dream. Depuis le vidéoclip de la chanson « VideoGames » (2011), le personnage de Lana Del Rey incarne en soi une relation au passé dont tous les détails sont savamment travaillés, plus particulièrement en rapport avec les années 1950 et 1960. On peut remarquer, dans ce premier clip, les prémisses de son esthétique visuelle, soit des images vieillies par le temps qui semblent tirées de films de famille, des changements de filtres rétro, des morceaux détériorés de pellicule noir et blanc, des archives institutionnelles, des photographies de palmiers californiens, des cartoons des années 1950. Les cheveux coiffés hauts de Lana rappellent déjà à ce stade ceux de Nancy Sinatra. Comme l’a écrit Anne T. Donahue : « En fait, Videogames pourrait être interprété comme un commentaire : à travers la lentille et le son du passé, même le harcèlement des médias pourrait apparaître rêvé, voire romantique[1]. »

Si l’on s’amuse à lire certains des commentaires qui ont été publiés sur YouTube des années après la sortie de la chanson, il est intéressant de voir que beaucoup considèrent eux-mêmes Lana Del Rey à partir d’un regard rétrospectif, y voyant un rapport au passé indissociable de sa figure. On peut lire, ci-dessous, deux commentaires qui hissent Lana Del Rey au niveau de « reine de cette esthétique vintage », celle qui a convergé autour des années 2010 avec l’influence de la culture hipster, notamment modelée par des chaînes comme Urban Outfitters.

Lana Del Rey n’a évidemment pas inventé tous ces traits de la culture contemporaine, mais son image médiatique, ou le narrative nostalgique qui l’accompagne et qui s’est bâti autour de son œuvre, a en effet participé à accentuer cette culture, à lui donner une forme, des noms, des référents, des images précises pour la mémoire collective. Plusieurs éléments d’un lien au passé, façonnés par la culture contemporaine, semblent converger dans l’œuvre de Lana Del Rey : le résultat est très totalisant, comme si « tout » le passé pouvait se retrouver au cœur de ses clips, être « customizé » par l’artiste. Cela dit, cette idée ne semble être qu’un mirage, puisque dans toute culture recyclée il y a sélection de la part de l’artiste et de l’équipe de production de ses clips : c’est une portion finement sélectionnée du passé qui revient. Il faut d’ailleurs, dans la même optique, se demander comment et à quelle époque précise une artiste comme Del Rey choisit de sélectionner et de revamper certains morceaux du passé (ce qui, dans le cas de Del Rey, semble souvent prendre la forme d’un paradis perdu propre aux années 1950). De plus, le discours marketing intervient régulièrement : que reste-t-il de suffisamment « fashionable » du passé pour être repris et, inversement, qu’est-ce qui mérite d’être jeté aux oubliettes?

Svetlana Boym écrivait, dans The Future of Nostalgia (2001), que le XXe  siècle a débuté sur l’impression d’une utopie futuriste et s’est terminé avec un sentiment nostalgique[2]. Le XXe siècle correspondrait donc à une époque durant laquelle il fallut apprendre à négocier une relation à la nostalgie. Boym parle de cette relation comme d’un mécanisme de défense qui chercherait à répondre aux fragmentations de l’histoire ainsi qu’à ses bouleversements sociologiques et politiques : on cherche, lorsqu’on a recours à la nostalgie, à recréer le lien émotionnel avec ce qui ressemble à la « maison », à l’essence, à l’enfance et surtout à un temps différent. Or, Boym précise que le danger de la nostalgie, c’est de confondre la maison réelle avec celle qui est inventée, idéalisée ou fantasmée à partir de ce même temps. Dans un contexte de nostalgie restauratrice, cela peut être le cas lorsqu’il y a retour à la patrie, aux symboles et aux mythes nationaux.

À travers cette façon qu’a Lana Del Rey de se mettre en scène avec des figures mythiques de la culture américaine (par exemple dans le court métrage Tropico), on peut se demander quel est le vœu nostalgique que l’artiste souhaite transmettre. Ce dernier est-il issu d’une réflexion plus critique, comme ce serait le cas avec la nostalgie réflexive, ou tend-il justement vers une nostalgie de type « restauratrice »? Dans sa chanson « Body Electric », qui figure dans ce court métrage rassemblant plusieurs chansons du EP Paradise, Lana chante la ligne suivante : « Elvis is my daddy, Marilyn’s my mother/Jesus is my bestest friend/We don’t need nobody ’cause we got each other. » Mises en image, ces paroles peuvent donner l’impression qu’elles visent à mythifier davantage Elvis, Marilyn Monroe; or, c’est justement l’exagération et la surenchère liées au statut de ces icônes, explicitées à travers des filtres aux couleurs cosmiques et des phrases telles que « Cher John, pardonnez-nous nos péchés », qui nous amènent vers une nostalgie plus réflexive qu’il n’y paraît au premier regard. Comme l’écrit l’auteure Salomé Landry Orvoine, dans son article portant sur Tropico, « L’usage que fait Del Rey de ces éléments galvaudés est si extrême qu’il est impossible de le croire dénué d’ironie[3]. »

Dans « National Anthem », un de ses premiers singles, c’est cette fois l’assassinat du président John F. Kennedy qui est rejoué. Dans cec lip, Lana Del Rey interprète à la fois Jackie Kennedy, Marilyn Monroe et Priscilla Presley, avec la volonté de convoquer la mémoire de ces icônes féminines à travers son corps et son art. Ce geste ne vise pas à les désacraliser mais permet de les inscrire dans une même continuité artistique et de les homogénéiser d’un point de vue esthétique. Du même coup, les années 1960 sont soulignées comme un moment de profonde rupture historique. D’aucuns ont pu considérer le marketing nostalgique utilisé au début de la carrière de Del Rey comme une approche patriotique à la « à la 4th of July », mais le discours entourant cette thématique de la nostalgie s’est transformé, au fil du temps, en une exploration autour du glissement de sens, de la dissonance, de la recomposition de symboles. Dans cette perspective, l’œuvre de Lana Del Rey devient une voûte temporelle où s’entremêlent les peurs, les souvenirs, les regrets, les désirs et les vénérations d’une Amérique pleine de contradictions. Lana Del Rey fait réfléchir au sens du mot « old fashioned » et à ce qui séduit esthétiquement les spectateurs dans cette idée.

Dans l’un de ses clips les plus récents illustrant la chanson « Doin’ Time », c’est l’âge d’or du drive-in qui est mis en scène. Cette exploration du monde du drive-in – qui ramène encore une fois aux années 1950-1960 – est intéressante, puisque la nostalgie comporte un caractère presque prophétique, le drive-in ayant eu un réel revival depuis la pandémie de COVID-19. Ce lieu qui avait été jusqu’ici peu investi dans l’univers de Lana Del Rey le fut étrangement, un an avant que cela ne soit le cas dans le monde entier. En effet, à l’été 2020, le drive-in, vu comme lieu de rassemblement, a partiellement remplacé l’expérience en salle. De nombreux festivals – tels que le TriBeCa Film Festival – ont choisi de re-populariser ce lieu qui avait été délaissé, oublié des pratiques culturelles, pour lui donner un autre sens en programmant la sortie de nouveaux films et des soirées dédiées à des films cultes et des films de genre. Le drive-in, tel qu’il a été revampé en 2020, se trouve ainsi au cœur d’un enchevêtrement de temporalités. Plusieurs générations le réinvestissent et s’y attachent de nouveau, ne serait-ce que comme remède nostalgique momentané, à travers des visionnements associés pour la plupart à la fonction « remède » de la nostalgie. Ce n’est pas la même chose de regarder Jurassic Park au ciné-parc que d’aller voir le nouveau film primé à Sundance!

Dans le clip de « Doin’ Time » –  chanson qui est elle-même une reprise du groupe Sublime – Lana Del Rey est le monstre qui terrorise Venice Beach. Ce rôle précis que se donne la chanteuse vise à rendre un hommage à des films de série B des années 1950, comme L’attaque de la femme de 50 pieds (1958) de Nathan Juran. Lorsqu’elle met les pieds dans l’eau, la Lana Del Rey de 50 pieds de haut est transportée dans le film que regardent les spectateurs adolescents des années 1950. Dans ce clip, Del Rey incarne également une adolescente portant une perruque blonde, et c’est d’ailleurs lorsque celle-ci remarque son petit ami en train d’embrasser une autre fille que la Lana monstrueuse réussit à sortir de l’écran pour la venger et faire fuir les spectateurs du drive-in. Cette construction de l’image « entrante/sortante » de Lana Del Rey, à même de voyager entre divers écrans et mondes cinématographiques passés, renvoie encore une fois à son insaisissabilité et à la perméabilité temporelle que représente ses « voyages » entre diverses contrées nostalgiques du passé américain. Lana passe d’un écran à l’autre, comme des allers-retours dans le temps, en sélectionnant les symboles du passé qui peuvent s’accumuler et demeurer cohérents avec son esthétique visuelle. Finalement, c’est le film que Lana Del Rey choisit de raconter sur l’Amérique, décliné en une multiplicité de clips, que les fans regardent depuis 2011.

Outre les éléments vus précédemment, la perméabilité temporelle de l’imaginaire nostalgique de Lana Del Rey importe d’être analysée, notamment pour l’aspect volontairement flouté, voilé et vaporeux de son esthétique visuelle. Cet aspect est particulièrement présent dans la chanson Summertime Sadness, mais la grande majorité de ses clips travaillent le grain, pour offrir l’effet « vieille photographie vintage », et imiter l’impression d’un film Super 8 auto-bricolé. Volontairement flouté, évanescent, fantomal, cet aspect est révélateur, d’autant plus si on prend en compte les nombreuses surimpressions et superpositions d’images qui ont fait la marque de commerce de ses clips ainsi que leur signature vocale. En effet, on dit toujours que les chansons de Lana Del Rey renvoient à un autre temps, qu’elles sont « hautingly beautiful[4]», et cette expression est due au fait que ses arrangements musicaux sont saturés et laissent une place à l’écho, à la réverbération vocale. Ce choix musical n’est pas fortuit, il contribue au caractère « nostalgiquement chargé », voire « hanté » des chansons de Del Rey : on ne sait pas de « quel temps » nous arrive la voix de Lana Del Rey à cause de la réverbération vocale, l’effet de flou contaminant la voix et la propulsant en même temps. En ce sens, ces mélodies sonnent comme des souvenirs lointains, effacés, qui reviennent, à l’instar de la voix de Lana, d’une mémoire qu’on sait auditivement reconnaître sans toutefois pouvoir la nommer exactement.

Du côté des images, il est intéressant de voir, dans cette volonté de filtrer la réalité avec des couleurs délavées, de travailler le grain des images, de créer de fausses scories et déchirures, un rapport entre la mort comme fatalité fantasmée – Lana Del Rey l’a d’ailleurs bien indiqué dans sa chanson « Born to die » – et l’idée de média « déjà mort » ou de média « mort-né », qui ne cesse lui aussi de trouver des échos, des nouveaux sens dans la culture contemporaine.

C’est Arild Fetveit, dans son riche article « Death, Beauty, and Iconoplastic Nostalgia: Precarious Aesthetics and Lana Del Rey », qui a mis en lumière l’idée selon laquelle le travail esthétique derrière les clips de la chanteuse certifie, ou complexifie, l’idée d’une mort des médias, qui n’empêche pas ceux-ci de revenir nous hanter. Ce travail esthétique consume cette idée de la mort, la met à profit et, en même temps, la rend impossible à travers son discours, alors qu’est interrogée la prégnance des surfaces instables, facilement dommageables, que sont celles de la pellicule, du disque vinyle, de la cassette. L’imaginaire et les motifs présents dans les clips de Del Rey explorent, comme le mentionne Fetveit, l’idée de « pauvreté des images » (ou « precarious aesthetics », comme il les appelle) et de fragilité médiatique.

Fetveit prend d’ailleurs comme exemple particulier la chanson « Summertime Sadness », à juste titre. Les premières images de cette chanson dévoilent un tremblement, des fuites de lumière ainsi que des taches similaires à celles qu’on trouverait sur des bandes films désagrégées[5]. La fragilité et la basse résolution du support font ainsi écho au propos de la chanson, puisqu’il est question dans celle-ci de l’intensité, elle aussi fragile et éphémère, de l’amour et de la vie. La beauté de l’amour et le fantasme de la mort romantique transparaissent et trouvent leur sens au sein de l’esthétique vacillante et fragile de la vidéo, qui nous rappelle que rien ne perdure.

Mais si cette beauté et cette fragilité médiatiques sont issues d’un bricolage, d’une falsification, que pouvons-nous en penser réellement? Si l’imperfection n’est pas naturelle, est-elle toujours à même de produire un sentiment qui serait, quant à lui, authentique, au sens où l’entendait Walter Benjamin en parlant du concept d’aura? En d’autres mots, dans une culture qui embrasse l’idée de « média mort-né » et qui en est elle-même surconsciente, comme Lana Del Rey le représente, comment départager les effets affectifs liés à une fragilité matérielle réelle et ceux liés à une « fragilité contrefaite »? Comment qualifier ce type de relation artistique dans laquelle l’impression nostalgique – qui survient en écoutant la musique de Lana Del Rey ou en regardant l’un de ses vidéoclips – ne nous appartient peut-être pas complètement, puisqu’elle se base sur des imperfections trop bien perfectionnées[6]? Est-ce que le XXIe siècle se fonde sur le savoir déjà admis et accepté que le média est irrémédiablement « déjà mort », que le but ultime de plusieurs artistes n’est plus de lutter contre cette idée, mais de la prendre à bras-le-corps au sein de leur œuvre, en tentant d’en faire émaner une nouvelle forme de nostalgie composite à travers laquelle se mêleraient le souvenir réel du média et une artificialité visant à cultiver la perfection des imperfections? Voici la question qui me taraude, à propos de Lana Del Rey.

À ce propos, voici un passage de l’article très pertinent d’Arid Feitveit, intitulé « Death, Beauty and Iconoclastic Nostalgia: Precarious Aesthetics and Lana Del Rey » :

Aujourd’hui, l’objectif de la création artistique est souvent moins de construire l’harmonie et la beauté d’une œuvre parfaitement équilibrée – de rechercher la complétude dans la composition, où rien ne peut être ajouté ni retranché – que de séduire et d’engager l’imagination qui, dans une certaine mesure, se nourrit précisément de l’incomplétude de l’inachevé ou de la ruine pour inspirer le jeu créatif. Lorsqu’une œuvre est soignée pour séduire l’imagination, l’imperfection au sens d’incomplétude peut être perfectionnée. En même temps, bien sûr, on peut perfectionner l’œuvre en essayant d’en faire la meilleure de son genre[7].

Ce que nous dit Arid Feitveit, ici, c’est que l’attrait aujourd’hui est bien du côté des œuvres qui cultivent une forme d’incomplétude et qui s’en revendiquent, et que la nostalgie suscitée par les œuvres est emblématique de cette incomplétude : on parle ici d’une nostalgie aux sources « patchworkées », désordonnées, fragmentées, à l’intérieur desquelles l’imaginaire renvoie à un « ailleurs » réconfortant qu’on semble toutefois de moins en moins vouloir redécouvrir de manière concrète – sans parler du fait qu’on s’accommode aujourd’hui de cet imaginaire fabriqué sans nécessairement le remettre en question.

Lana Del Rey, à travers cette esthétique américaine vaporeuse et onirique, met l’accent sur la difficulté de relier la réalité et le fantasme nostalgique, et de les faire apparaître au sein du même récit. Devant une perte de tangibilité face à la mémoire collective, les clips de la chanteuse proposent plutôt un récit historique rapiécé comme un collage, la logique associative pour créer des liens inconscients mais pulsionnels entre les images juxtaposées – qui finissent toujours par résonner de façon personnelle chez le spectateur –, et bien sûr, comme le soutient encore une fois Feitveit, ils alimentent l’épuisement du cliché visuel (qu’on pense à l’image d’Elvis Presley ou à celle de Marilyn Monroe) pour avancer dans une histoire qui s’inscrit sous le signe de l’itération et, paradoxalement, de la mort, les mêmes figures revenant cycliquement et de manière « kitschifiée ».

En 2021, Lana Del Rey a sorti deux nouveaux albums : Chemtrails over the Country Club en mars et Blue Banisters en octobre. Chemstrails over the Country Club, paru en pleine pandémie, est un album qui traite littéralement de nostalgie, d’incertitude face au présent et de réminiscences de temps passés. Les paroles d’un des couplets de la chanson éponyme vont comme suit : « Washing my hair, doing the laundry / Late-Night TV I Want you Only / Like when we were kids under chemtrails and country clubs / It’s never too late, baby, so don’t give up ». Dans la chanson « White Dress », Del Rey rêve à des « temps plus simples » et, en entendant ces paroles, on est en droit de se demander si ce n’est peut-être pas l’album où elle aborde la nostalgie avec le moins de décorum, c’est-à-dire dans son aspect le plus « brut » et le plus simple. La chanteuse revient véritablement sur sa vie, ses débuts en tant que serveuse de restaurant en robe blanche, époque précédant la sortie de « Video Games », son succès montant, ses amitiés. Il semble y avoir, au cœur de ces aveux, une forme d’authenticité personnelle face à la nostalgie qu’on avait peu aperçue dans l’univers de la chanteuse, peut-être même une véritable vulnérabilité (qui va probablement de pair avec les bouleversements multiples causés par la pandémie de COVID-19 dans le monde de la musique à un niveau international). Il est tout à fait possible qu’après dix ans de carrière, Lana Del Rey ait choisi de faire un véritable retour nostalgique sur sa carrière fondée elle-même sur une nostalgie créée de toutes pièces par sa persona et le discours publicitaire qui l’entoure… Un certain aspect méta-réflexif se serait peut-être greffé, ainsi, au projet de la chanteuse poussé par la nostalgie d’une époque pré-pandémique.

Il faut aussi, par ailleurs, réinscrire le travail du brand nostalgique de Lana Del Rey dans un autre sous-courant de la culture populaire qui s’impose comme celui de la « sad girl ». L’artiste multidisciplinaire Audrey Wollen affirme que la tristesse mérite d’être réécrite historiquement, comme un acte de résistance, une position presque politique. Elle écrit, plus précisément, dans un numéro du magazine Nylon :

Sad Girl Theory is the proposal that the sadness of girls should be witnessed and re-historicized as an act of resistance, of political protest. Basically, girls being sad has been categorized as this act of passivity, and therefore, discounted from the history of activism. I’m trying to open up the idea that protest doesn’t have to be external to the body; it doesn’t have to be a huge march in the streets, noise, violence, or rupture. There’s a long history of girls who have used their own anguish, their own suffering, as tools for resistance and political agency. Girls sadness isn’t quiet, weak, shameful, or dumb: it is active, autonomous, and articulate. It’s a way of fighting back[8].

Lana Del Rey est peut-être l’une des artistes contemporaines qui a su réellement percevoir en amont en quoi la tristesse était porteuse de sens, et pouvait devenir un marqueur identitaire ainsi qu’un branding, et ce, surtout à l’ère numérique. Tristesse, mélancolie et nostalgie sont interreliées et revendiquées au sein de l’œuvre de Del Rey. Prenons pour exemple l’image de la « vamp of constant sorrow » que le magazine Rolling Stone lui a attribuée à ses débuts : l’artiste se l’est rapidement appropriée comme image publique, afin de s’en faire un manteau glamour. Ce moment dans sa carrière a d’ailleurs concordé avec celui, en 2011, où Instagram a gagné en popularité et où YouTube a continué de s’imposer comme un acteur important du monde médiatique. Avec Instagram est aussi née une culture du partage de la tristesse, à travers laquelle il était désormais possible de parler non pas seulement de chagrins d’amour mais également de dépression, de précarité et de maladies mentales. Le compte Twitter de Melissa Broder, « So Sad Today », s’inscrit entre autres dans cette mouvance. Cette piste mériterait d’être explorée davantage, car il est difficile de voir jusqu’à quel point la posture de Del Rey est subversive et ne coïncide pas seulement avec l’ascension des plateformes de médias sociaux qui demandent, elles aussi, une certaine « facture » esthétique. Le message pourrait se résumer de cette manière : « Soyez tristes, mais soyez tristes d’une manière qui soit esthétiquement belle, fancy et adéquate avec les normes sociales » (et on pourrait même dire avec les normes hétéro-normatives).

Il y a certainement chez Lana Del Rey une fétichisation de la tristesse, qui est partie prenante de la culture médiatique associée à la chanteuse (on critique d’ailleurs, de plus en plus, aujourd’hui, le côté très peu inclusif de cette sous-culture de la « sad girl » qui fonctionne bien lorsque il y a déjà un capital social et culturel en jeu). La tristesse performative est, elle aussi, davantage remise en question de nos jours, puisqu’elle s’imbrique parfaitement avec les demandes et les idéaux de notre époque néolibérale.

Et nous pouvons nous demander si ce n’est pas la nostalgie qui, encore une fois, vient sauver, absorber, ou transformer la tristesse, rendant sa « glamorisation » ou sa « romantisation » acceptable. L’ambiguïté, le flou inhérent à la posture de Lana Del Rey ajoutent bien sûr à cela. À ce sujet, la journaliste Lindsay Zoladz s’était prononcée en parlant de la tristesse de Lana Del Rey, demandant « Is it even real?[9] ». Il est sans doute impossible de le savoir, tout comme la nostalgie est trop trafiquée, trop composite pour qu’il soit utile d’aller à la recherche de son essence.

Ce qu’il faut retenir, en somme, de l’oeuvre de Lana Del Rey, c’est le pouvoir d’absorption d’une nostalgie contemporaine qui semble presque pouvoir s’auto-digérer, mais qui avale aussi une artiste et son univers. Quand nous nous tournons vers Pinterest, par exemple, nous tombons sur un très grand nombre d’objets qui visent à accentuer la culture vintage qui entoure Lana Del Rey. Sont vendues des photographies d’elle en Polaroid, une image d’elle en sainte qui rappelle son personnage dans Tropico, un comic book (ou un zine) qui reprend sa chanson « Happiness is a Butterfl » en la transformant dans un autre média, ainsi que ses singles illustrés sur des vidéocassettes.

Si Lana Del Rey souhaitait aujourd’hui se déprendre de cette esthétique nostalgique qu’elle a embrassée dès ses débuts, cela ne serait peut-être pas possible, tant sa figure est intimement liée et confondue à ce monde étourdissant. Paradoxalement, Lana Del Rey est si active sur la scène musicale qu’il serait impossible de l’oublier ou d’en devenir authentiquement nostalgique. Il est alors possible de se demander s’il n’y a pas quelque chose de mortifère dans ses chansons, quelque chose qui appelle à être figé par la nostalgie. Une question demeure alors malgré tout : peut-on échapper à la nostalgie, quand l’idée même de nostalgie s’incarne dans la figure de « maison » dont parlait Svetlana Boym? Seul le temps nous dira si cette nostalgie cultivée aura été une évasion, une manière éphémère de rêver ou de refaire le monde, ou l’expression revendicatrice d’un rapport au temps altéré.

Notes

[1] Anne T. Donahue, « The Arc of Lana Del Rey’s Art and Her Nostalgia Obsession », Dazed, 21 juin 2017, https://www.dazeddigital.com/music/article/36831/1/the-arc-of-lana-del-reys-art-and-her-nostalgia-obsession. Ma traduction.

[2] Svetlana Boym, The Future of Nostalgia, Basic Books, New York, 2001, p. xiv.

[3] Salomé Landry Orvoine, « Les mécaniques de la récupération et du collage à l’oeuvre dans Tropico de Lana Del Rey (2013) », Pop-en-stock, 14 janvier 2021, http://popenstock.ca/les-m%C3%A9caniques-de-la-r%C3%A9cup%C3%A9ration-et-du-collage-%C3%A0-l%E2%80%99%C5%93uvre-dans-tropico-de-lana-del-rey-2013.

[4] Les articles suivants et leurs titres en témoignent : « Honeymoon is a hauntingly beautiful release by Lana Del Rey » (The FootHill Dragon Press, 22 septembre 2015); « Lana Del Rey’s New Song is Haunting » (Bustle, 2 décembre 2014); « Lana Del Rey’s Chemtrails is as Haunting as Ever » (Next Mag, Rayne Fisher-Quann).

[5] « The first shot of Del Rey introduces light leaks that cause the image to temporarily collapse into flickering grey-green-red monochrome hues sprinkled with flecks characteristic of a torn film-strip. Such disruptions haunt the music video throughout in an irregular rhythm that provides a more or less continuous precarious mediation », dans Arild Fetveit, « Death, Beauty, and Iconoplastic Nostalgia: Precarious Aesthetics and Lana Del Rey », NECSUS. European Journal of Media Studies, Jg. 4, 2015, nº 2, p. 191.

[6] Ces questionnements cherchent à prolonger la pensée que Fetveit déploie dans son article précédemment cité, notamment lorsqu’il écrit que « Del Rey’s vocal imperfections ensure a faillible yet lively quality in her performance, where human warmth, lack of pretence, and amateurish reality effects help strip the performer bare and produce a sense of intimacy, a feeble and frail yarning for love and a sense of lost innocence. Her voice often negotiates shifts between the imperfection of girlish innocence and flirtatious playfulness against the colder monumentality and melancholic gravity that defines the well-composed and world-weary voice of her Queen persona. » (ibid., p. 199-200)

[7] Ibid., p. 200.

[8] Ava Tunnicliffe, « Artist Audrey Wollen on the Power of Sadness », Nylon, 20 juillet 2015, https://www.nylon.com/articles/audrey-wollen-sad-girl-theory.

[9] Lindsay Zoladz, « Pretty when you Cry », Pitchfork, 19 juin 2014, https://pitchfork.com/features/ordinary-machines/9440-pretty-when-you-cry/.